- NÉGRO-AFRICAINES (RELIGIONS)
- NÉGRO-AFRICAINES (RELIGIONS)Considérer les religions négro-africaines comme un ensemble susceptible de définitions appropriées renvoyant à des principes et des règles lui donnant une unité serait accorder une spécificité définitive à leurs manifestations et, au-delà de leur diversité, reconnaître un lien commun entre elles qui conférerait à l’Afrique tenue pour une entité homogène une originalité culturelle et – du moins dans ce domaine – spirituelle. Il est nécessaire de préciser en quelques mots en quoi l’on peut parler de spécificité et envisager un ensemble ou seulement dresser un inventaire plus ou moins exhaustif. De toute façon, il faut, dès l’abord, distinguer entre ce que chaque religion exprime d’elle-même (corpus constitué et cohérent à des degrés divers de croyances, renvoyant à une représentation globale de l’univers et des relations que l’homme et sa société entretiennent avec lui) et les fonctions remplies par la religion à l’intérieur même de la société. Quant au premier point, il suffit de rappeler les relations historiques de toutes les religions avec les sociétés qui les ont vu naître; ces relations sont confirmées par les limites d’expansion des grandes religions révélées, qui n’ont jamais pu empiéter de façon décisive sur leurs domaines réciproques. Il est patent en outre que les religions nouvelles ont toujours été accompagnées, à moins qu’elles ne les aient exprimées, de grandes transformations ou révolutions sociales, déterminant des rapports nouveaux entre les différents éléments de la société.Il est donc évident que la diversité même des sociétés africaines et des conditions naturelles et historiques de leur développement implique une diversité au moins aussi grande des manifestations religieuses. Cependant l’universalité du problème de la survie de l’individu et du groupe, et les similarités objectives de l’environnement, à l’intérieur de grandes zones, géographiques et climatiques, impliquent, à un niveau très général, des caractéristiques communes. Celles-ci, dépendant de la production matérielle et du développement technologique significatif de l’ajustement de la société au milieu naturel, sont oblitérées par l’histoire: migrations et guerres, cataclysmes naturels et antagonismes sociaux, emprunts culturels et techniques entraînent en effet des variations considérables et des différences déterminantes entre les sociétés; leur niveau religieux traduit ces transformations ou bien au contraire tente de les enrayer, de les dissimuler ou de les intégrer avec parfois des décalages temporels importants.Ces dernières remarques conduisent à tenir compte tant des fonctions assignées aux cultes et à la religion par la société que du rapport qu’entretient la religion, forme d’expression organisée des croyances, avec les autres niveaux de la société. Manifestation militante d’une certaine culture, la religion renvoie au groupe social qui s’exprime à travers elle et donc à l’idéologie qui manifeste la position dominante ou dominée de ce groupe à l’intérieur d’une société plus vaste. Dans une même société, des expressions religieuses complémentaires ou antagonistes, des cultes préférentiels, renvoient à une certaine forme de stratification sociale, donc à la nature des rapports de production qui ont été instaurés. Une étude sérieuse des religions négro-africaines devrait ainsi, pour ne pas demeurer à l’intérieur même de l’idéologie et risquer des généralisations peu significatives, mettre en relation, ou tout au moins éclairer les concomitances entre les formes religieuses, les systèmes de représentation de l’univers et l’organisation politique, économique et sociale.Dans la mesure où cette entreprise en est encore malheureusement à ses débuts, il faut ici recourir aux classifications les plus simples et en rester au niveau d’un inventaire, organisé selon les formes générales de ce qu’il est convenu d’appeler les civilisations, sans tenir compte de la dynamique de leur développement historique. Ce dernier aspect sera malgré tout évoqué, pour l’étude des formes religieuses nouvelles qui empruntent sans doute à l’islam ou au christianisme, mais aussi visent à répondre ou à résister aux transformations imposées de l’extérieur et à promouvoir des changements originaux en puisant dans un stock autonome de références culturelles.À dire vrai, l’objet ainsi défini relève davantage d’une certaine convention, issue des traditions européennes, que d’une distinction scientifiquement opératoire. Les ruptures entre Afrique «blanche» et Afrique «noire» ne sont pas aussi radicales qu’on a voulu le croire et bien des traits distinctifs de telle ou telle culture noire auraient plus de correspondances, en eux-mêmes et dans les relations qui les ordonnent, avec des cultures «blanches» qu’avec des cultures géographiquement plus voisines. De même, des ensembles logiques pourraient certainement être constitués avec plus de fruit: les éléments s’éclaireraient réciproquement avec plus de vivacité si l’on prenait pour critère de leur constitution, non plus la proximité spatiale et les limitations continentales, mais des concepts réellement adaptés à l’analyse de leur objet, et en premier lieu «le mode de production de la vie matérielle [qui] conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général» (Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique ).1. L’interprétation du mondeL’étude des religions négro-africaines suppose une définition du fait religieux, sinon de la religion. À titre d’hypothèse, et en simplifiant, il est possible de se référer à celle que propose A. Leroi-Gourhan, qui considère la religion comme «un système organisé de mythes et de rites destinés à établir d’une manière permanente des relations entre l’homme et les puissances de l’invisible (ancêtres et esprits) dans l’intérêt de la communauté». L’expression «système organisé» ne signifie cependant pas forcément qu’il y ait systématisation explicite, permettant à une société ou à quelques-uns de ses membres de rendre compte de sa religion et de son dogme.L’homme, partie intégrante de la natureEn Afrique, ce point est d’autant plus important à noter qu’avant la pénétration de l’islam et du christianisme, il ne semble pas y avoir eu de religions révélées: chaque société développait son propre système d’interprétation du monde en fonction des données qui lui étaient particulières. D’où la très grande variété des religions et des dieux renvoyant à la diversité des sociétés ellesmêmes. Il est cependant possible de reconnaître certaines tendances de ces religions traditionnelles selon les activités des sociétés et selon leur organisation sociale et politique. Pour les peuples de chasseurs, dont l’existence est intimement liée à la brousse et aux animaux dont ils tirent leur subsistance, l’alliance avec ces forces est indispensable: les cultes renvoient à des parentés entre les hommes et les animaux, les puissances qui les régissent devant autoriser leur consommation. Chez les pasteurs, les croyances sont surtout orientées autour du culte du héros initial et des divinités du ciel, les ancêtres prennent place dans l’univers des dieux terrestres tandis que se développent les mythes du ciel et des phénomènes naturels. Mais la plupart des sociétés noires sont des sociétés paysannes: les saisons et le cycle de végétation des plantes y rythment la vie des groupes, règlent les systèmes religieux où domine le culte de la terre et des forces qui s’y manifestent dans l’alternance des périodes de l’année; chez eux, à des degrés divers, les ancêtres, comme le héros civilisateur, ont aussi une place.Lorsque se sont constitués des États politiques, donnant une certaine cohésion à des groupes étendus, les mythes et les cultes liés à la souveraineté et à ses détenteurs se sont développés, aux dépens de ceux de la terre et des ancêtres, entraînant une forme plus hiérarchisée de la religion, à l’image de celle de la société. Chez les Yoruba, par exemple, les rois sont divins et leur existence même échappe aux contraintes et aux règles de l’humanité. La relation est souvent très étroite entre le souverain et le bien-être de son peuple, si bien qu’ils forment un véritable ensemble mystique en équilibre, dont la rupture, manifestée par des catastrophes comme des épidémies ou des sécheresses excessives, peut impliquer la mise à mort rituelle du souverain.Cependant le principal point commun à toutes ces religions est leur étroite relation avec la nature. À l’inverse de l’homme occidental, peu à peu arrivé à une conception anthropocentrique de l’univers, au point de concevoir un dieu unique dont le propos principal serait l’homme, les hommes de l’Afrique paraissent de façon assez générale se considérer comme partie intégrante mais non privilégiée de l’ensemble naturel. La nature n’est ni autre ni spécifiquement hostile ou bénéfique; l’homme y est inséré et, pour assurer sa subsistance sans détruire un équilibre auquel il participe, il doit rendre à son environnement ce qu’il y prend. La plupart des religions africaines représentent en quelque sorte la codification d’un échange général: le sacrifice, s’il est une demande aux dieux, est toujours, en même temps, une promesse à leur égard. Cette attitude implique que la nature et les dieux ne sont pas adorés ou craints, comme s’il y avait, dans leur essence propre, de l’adorable ou du terrifiant, mais que, disposant d’une grande puissance, ils peuvent être dangereux. L’entreprise consiste donc à élaborer les termes d’un accord suivant lequel les dieux peuvent accepter l’activité des hommes qui utiliseront alors la nature sans en altérer l’ordre. L’univers est un ensemble plus ou moins clairement perçu: tout est inclus «du dieu créateur au tas d’ordures du village» ainsi que l’écrivait Marcel Griaule. L’attitude qui en découle distingue l’homme africain pour qui la nature n’est pas à asservir et à domestiquer. Elle ne lui est pas éminemment destinée, elle n’est pas l’objet d’une appropriation constante, d’une entreprise systématique de transformation, comme pour l’homme occidental, qui s’acharne à réduire l’univers à son propre usage.L’homme n’est pas distinct de la nature et il participe à l’existence d’un environnement auquel il appartient par les alliances qu’il réussit à conclure et à maintenir avec les dieux, de la même façon que s’établissent les relations entre les hommes, leurs familles, leurs groupes sociaux. Ainsi disparaît la barrière entre un monde qui serait surnaturel, physiquement et mentalement différent, et celui qui est directement perceptible, la nature. La mort même n’est pas une rupture radicale, et les ancêtres participent à des degrés divers à l’animation vivante du monde.Religion, lien entre les hommes et la natureLa religion, qui exprime une certaine conception du monde, rend avant tout compte de l’insertion d’un groupe donné dans un espace donné et tente de présenter une interprétation de l’ensemble perçu. C’est pourquoi cette représentation n’est pas imposée à l’extérieur, mais implique au contraire qu’il y a une ouverture, souvent très large, aux expressions venues de l’extérieur, qui sont la plupart du temps intégrées aux mythes fondamentaux de la société. Les migrations, les guerres, les changements économiques ont favorisé d’innombrables emprunts, les dieux se sont acclimatés, les héros divins ont été assimilés, étendant à des zones relativement vastes certains modèles d’une représentation de la création et du fonctionnement du monde et des sociétés humaines. La religion lie l’homme à la nature mais surtout elle lie les hommes entre eux dans leur société: en bambara, le même terme lasiri signifie lien et religion. Cette liaison générale maintient la cohésion de la société dont les institutions sont ainsi justifiées car elles servent à garantir du désordre: chacune d’elles est un élément dans l’ensemble pratique des rites par quoi la religion s’actualise. En effet, le désordre est toujours possible et tous les grands mythes personnifient ce danger: le fauteur de troubles, le renard du mythe dogon, n’est cependant pas l’incarnation du mal, Satan en lutte contre la volonté de Dieu. Souvent à l’origine des techniques mais aussi lié à la première apparition de la mort, cet acteur du désordre exprime la nécessité de maintenir permanentes les relations entre tous les éléments de l’univers. C’est par l’accomplissement scrupuleux des rites, qui sont en quelque sorte les jointures du monde, que les hommes peuvent s’assurer d’une poursuite conforme de leur existence.Tous les actes de la vie sont ainsi marqués de rituels dont l’accomplissement permet le déroulement normal. Les ruptures inévitables de cet ordre universel, volontaires ou non, doivent, et peuvent toujours, être compensées par des sacrifices appropriés. Ces rituels orientent les forces naturelles et confèrent leur efficacité aux entreprises des hommes. Reconnaissance constante de la place de ces derniers dans la nature et de leur redevance à son égard, ils sont aussi pour les hommes le moyen de rendre aux êtres vivants ainsi qu’aux forces qui habitent la nature une part des bienfaits qu’ils en ont tirés. Rien n’est plus révélateur à cet égard que les rites présidant aux cultures ou liés à la récolte. Ainsi chez les Mawri du Niger, des cérémonies de purification marquent l’achèvement des récoltes correspondant à la fin de l’année. Au cours de ces cérémonies, les hommes offrent aux différents esprits de la brousse les prémices de tout ce qui est cultivé et récolté pendant l’année, tandis que les chemins du village, les places et les hommes sont aspergés d’une décoction de plantes et d’écorces sauvages. Le passage de la nature naturelle à la nature cultivée n’est possible que par la permanence de cet échange mutuel alimentée par cette sorte de force qui anime tout être naturel. Cette «force de vie substantielle créée par un dieu unique est et agit depuis les origines du monde», note Griaule, c’est d’elle dont parlent certains ethnologues en utilisant le terme océanien de mana pour traduire une notion de force vitale, une animation générale de l’univers qui serait le fondement des religions traditionnelles souvent qualifiées pour cette raison d’animistes. Ce concept assez général subit des déterminations variables suivant les sociétés et renvoie à l’existence d’un dieu suprême.2. Des dieux et divinités et des ancêtresUn dieu créateur et lointainDans de nombreuses religions africaines, le créateur de toutes choses est la plupart du temps inaccessible au point que, si les hommes s’y réfèrent dans les mythes d’origine, ils ne s’adressent pratiquement jamais à lui. Chez les Dogon, le dieu créateur, Amma, est relativement présent, ses autels sont dans chaque famille et des sacrifices lui sont offerts; pourtant les cultes principaux sont rendus aux ancêtres mythiques et au Nommo, créateur pratique du monde par la révélation progressive de paroles de plus en plus complexes. Sur la côte de Guinée, les Ashanti reconnaissent Nyamé, les Éwé Mawu, et les Yoruba Olorun. Ce dieu éternel et créateur est encore plus lointain qu’Amma; vivant dans un ciel invisible, il laisse aux dieux secondaires le soin des affaires terrestres. Au Cameroun, Nyambé est tout-puissant et par là même ne demande rien aux hommes dont il s’est éloigné à la suite de ruptures d’interdits. Dans la région des Grands Lacs, au Kenya, Mulungu, omniprésent, est fréquemment invoqué pour une ultime et vague sauvegarde, mais les prières lui sont rarement adressées. Pour les populations nilotiques, Dieu est la totalité et l’on ne s’adresse à lui qu’après avoir épuisé en vain l’appel aux divinités intermédiaires tandis que, chez les Bochimans d’Afrique du Sud, Dieu semble s’être définitivement éloigné des hommes. Cette distance quasi générale du créateur, après avoir fait croire à des observateurs plus ou moins bien intentionnés à l’inexistence d’une représentation d’un principe originel chez les peuples d’Afrique noire, a entraîné des appréciations un peu hâtives quant à la nature réelle des relations des hommes avec le créateur. Sans doute est-ce que, au-delà même de leurs intentions déclarées, les voyageurs, les missionnaires et les ethnologues tentaient de retrouver une notion comparable à celle des religions révélées où la conduite des hommes est régie par une morale distinguant le bien et le mal et dont Dieu est le fondement.En outre, une analyse sérieuse des divinités secondaires permet maintenant, mais dans la faible mesure des informations disponibles, de distinguer entre un polythéisme réel impliquant une hiérarchie complexe des forces de la nature et les religions où ces forces n’ont qu’une autonomie relative et sont l’expression même du Dieu universel en un lieu, en un temps et pour une occasion déterminés. Quelles que soient ces forces, elles sont intermédiaires et correspondent à une constante des relations africaines, la présence d’un médiateur nécessaire à la transmission de tout discours. Il arrive que le médiateur masque le destinataire, mais par ailleurs l’autonomie réelle de l’intermédiaire divin vaut dans un secteur relativement précis au-delà duquel se trouve peut-être la puissance ultime. Ainsi, chez les Yoruba, Olorun est un être lointain et les divinités secondaires, les orisha, entraînent de la part de leurs sectateurs une dévotion complète et qui ne paraît renvoyer à rien d’autre. Cependant le destin de chacun est fixé à la naissance par Olorun. Cela n’implique aucun fatalisme nécessaire, car tout homme peut et doit prendre les moyens d’assumer ou non son rôle en faisant intervenir ces divinités auxquelles sont offerts les sacrifices. En réalité, le destin est fixé mais il appartient à l’homme d’en modifier le cours, ce qui, peut-être, revient à se reconnaître soi-même.Dieu fixant le cadre du destin, mais n’intervenant pas directement dans son accomplissement, le créateur n’est, en aucun cas, la mesure du bien et le dispensateur des récompenses de l’au-delà, et l’action des hommes ne vise en rien à mériter un ciel des bienheureux, non plus qu’à éviter d’éventuels châtiments éternels. Un certain nombre d’interdits jalonnent la route de l’homme afin qu’il n’ébranle pas l’équilibre des êtres et des choses; la rupture de cet équilibre met en danger la société et son insertion dans l’environnement naturel. Il est donc indispensable que ces atteintes, volontaires ou non, à l’ordre, soient réparées au plus vite, au risque d’entraîner un désordre dans l’existence de l’individu qui les a provoquées; ce désordre paraît être une punition alors qu’il est simplement l’effet normal d’un acte inapproprié, de même qu’ôter une pierre au soubassement d’un édifice en provoque l’écroulement. Le sacrifice est alors un acte réparateur, non une expiation. Le dialogue entre les hommes et les puissances qui régissent le monde se passe sur terre, maintenant , sans qu’il soit besoin d’en imaginer des conséquences dans l’au-delà.Les divinités, forces multiples de la natureLes forces multiples de la nature peuvent aussi bien être des puissances autonomes que des avatars du dieu créateur multiforme et omniprésent. L’essence et la hiérarchie des divinités avec lesquelles s’entretiennent les hommes ne sont pas toujours bien connues et, là encore, varient d’une société à l’autre. En outre, certaines de ces divinités se confondent avec les ancêtres, à moins que ces derniers ne leur soient identifiés. Il n’est pas impossible que les grands orisha yorubas aient été initialement les ancêtres fondateurs de clans avant d’être vénérés par tous pour leurs capacités spécifiques. Chaque société a cependant ses dévotions principales, et les grandes divinités cosmiques dominent souvent l’innombrable panthéon des dieux et des génies. Elles peuvent être les éléments eux-mêmes, mais ces derniers ne sont parfois que les lieux de leurs vagabondages mythiques ou les manifestations de leur puissance créatrice. Le ciel, la terre, le tonnerre et l’eau sont les éléments que l’on retrouve le plus souvent liés ou identifiés aux grandes divinités. Chez les Bambara, le dieu de l’eau, Faro, sorti du chaos initial, a vaincu Pemba, dieu de la terre, et répandu la vie dans le monde. Au Burkina Faso, les Bobo vénèrent la terre, être hermaphrodite, origine de toutes choses; au Nigeria, les Ibibio font du tonnerre le fils du ciel et de la terre, tandis que dans les sociétés de l’Afrique australe les divinités atmosphériques prennent une importance considérable. Les peuples nilotiques vénèrent un héros civilisateur, messager du dieu supérieur, disparu dans un orage après avoir engendré son peuple.Avec ces divinités étroitement liées ou identifiées aux forces de la nature, d’innombrables dieux secondaires, d’inégale importance, peuvent coexister, mais leurs caractéristiques diffèrent en ce qu’ils résultent généralement d’une évolution de l’idée du dieu-ancêtre. C’est sans doute dans les régions de la côte du golfe de Guinée et particulièrement dans celle du Bénin que se trouvent les exemples les mieux connus de ce polythéisme systématique. Groupées en familles, ces divinités ont des fonctions précises, des caractéristiques connues, et une très riche mythologie s’alimente de leurs aventures, de leurs haines et de leurs amours, de leurs alliances et de leurs guerres. Appelés obossom chez les Ashandi du Ghana, trowo chez les Éwé du Togo, orisha chez les Yoruba du Bénin et du Nigeria, ces dieux protègent les villages et les clans, et autour d’eux s’est développée une véritable Église avec son clergé, ses temples, ses initiés.3. Relations entre les hommes et les dieuxLa possession des initiésIl arrive souvent que s’établisse une communication directe entre les hommes et les dieux par le processus de la possession dont les formes varient de la transe simple à la possession épiphanique au cours de laquelle le dieu présent délivre un message et permet un dialogue effectif avec les hommes. Parfois le prêtre du dieu est seul susceptible d’entrer en communication avec lui par la transe, dans d’autres cas, comme le bori des Hausa (Haoussa) du Niger et du Nigeria, les holey des Djerma et des Songhaï du Niger et du Mali, les tour des Sérères du Sénégal, les vodun du Bénin, on trouve de véritables collèges d’initiés qui, sous la direction des maîtres du culte, sont les réceptacles des dieux, les «chevaux des génies», qui participent ainsi physiquement et sans intermédiaire à la vie des hommes. Il arrive aussi que les ancêtres se manifestent de cette façon, notamment dans les populations paléonégritiques et chez les peuples d’Afrique australe et du Sud. Dans le cadre des cultes de possession, tout individu peut être, à tout moment, en théorie, choisi par un dieu pour être, suivant les différentes terminologies, son autel, sa maison, son époux, son cheval. Lorsque le dieu aura manifesté son choix en provoquant toute une série de troubles chez l’individu, une initiation sera nécessaire afin que soient connues les intentions du dieu. Selon les cas, l’esprit possesseur est apaisé et expulsé de l’homme qu’il a saisi et qui lui rendra un culte sans jamais plus être possédé, ou bien, au contraire, la transe et la possession sont progressivement intégrées et le «cheval» apprend à être disponible à l’appel du dieu qui n’entrera plus en lui qu’au cours des cérémonies organisées par la collectivité. Entre ces deux pôles, expulsion et intégration, les variations sont grandes et laissent ouvert le champ des investigations que de nombreux psychiatres, psychanalystes et sociologues ont, à la suite des ethnologues, entreprises sur les fonctions cathartiques de la possession.Prêtres et rois sacrésSi dans la possession tout individu peut éventuellement être l’instrument pratique des dieux qui s’incarnent en lui, la relation des hommes avec les puissances n’est pas toujours aussi directe ni individualisée. Certes, en Afrique, tout homme peut, à quelque moment de son existence, être prêtre en ce qu’une grande partie des rites accomplis partent du niveau familial pour s’élever progressivement à l’ensemble du groupe. Les chefs de lignage rendent un culte aux ancêtres, les occupants initiaux d’un site sont généralement responsables des sacrifices offerts aux génies des lieux et les chefs des communautés sont la plupart du temps des sacrificateurs ou tout au moins sont dépositaires des objets du culte souvent identiques aux insignes de leur pouvoir sur les hommes. Chez les Bambara du Mali, le dugutigi est le chef du village mais c’est aussi lui qui accomplit les sacrifices quand s’annoncent les pluies ou bien après la récolte; en pays hausa, les yankasa, les enfants de la terre, étaient de véritables prêtres-doyens, guides des hommes de leur groupe et maîtres des couteaux et de la parole du sacrifice.En dehors des fonctions d’accomplissement des rites et des sacrifices au nom du groupe et pour lui, certains prêtres sont investis de pouvoirs qui les lient plus étroitement aux dieux ou plutôt qui sont la marque même de la puissance des dieux qu’ils servent: ceux-là participent déjà du divin et ne sont plus de simples officiants. Ainsi le hogon est chez les Dogon un personnage sacré, sa salive est source d’humidité en même temps qu’il est soleil; en conséquence, son pied ne doit pas toucher le sol qu’il dessécherait, et chaque nuit le serpent Lébé, l’ancêtre, vient alimenter sa force en le léchant. De tels personnages sont soumis à un grand nombre d’interdits, et leur existence est garante du rythme ordonné du monde. Au Niger, chez les Mawri, la sarauniya ne sort pas de sa maison où elle reste assise dans la pénombre, le visage tourné vers l’est et masqué au regard des rares visiteurs admis en sa présence: prêtresse, elle accomplit certains sacrifices, mais avant tout elle est l’incarnation même de l’ancêtre fondatrice, première occupante du sol et par là symbole de l’alliance fécondante des hommes avec les formes qui peuplent les lieux de leur séjour.Les degrés sont nombreux qui mènent de ces prêtres divins aux rois sacrés dont la puissance est légitimée par leur relation avec la nature: le souverain des Mossi, de Ouagadougou, au Burkina Faso, le moro-naba, est lui aussi lié au soleil et ses pieds brûleraient le sol s’ils le touchaient. Du simple officiant qui offre les sacrifices sur l’autel familial jusqu’au prêtre investi des pouvoirs du dieu, du chef de lignage au roi divin, les gradations sont infinies et s’englobent souvent les unes les autres sans pour autant que soient jamais confondus l’être humain et la puissance qui s’exprime ou s’incarne en lui. À tout moment peut s’opérer la rupture, et le souverain des Jukun au Nigeria, véritable dieu vivant, garant du bon fonctionnement de l’univers, peut et doit être mis à mort si, son pouvoir venant à défaillir, sa faiblesse menace de briser l’ordre des choses: la puissance qui l’animait étant en conflit avec les comportements de l’individu en qui elle s’incarne, le déséquilibre risque alors de s’instaurer dans le monde dont le souverain est le symbole actif, réceptacle et source d’un système totalisant de correspondances, miroir parabolique qui concentre, diffuse et maintient lisible le permanent discours du monde.Pratiques rituellesLes relations avec les dieux sont assurées par la pratique de la prière, de l’offrande, du sacrifice, la consécration d’autels, la fabrication d’objets rituels comme les masques, la musique, la danse et la possession. En tout état de cause, chaque activité de l’homme est mêlée plus ou moins profondément à la religion qui en marque les différentes phases. Cela n’implique pas nécessairement une religiosité envahissante ou ostentatoire, à l’instar des dévots des sociétés occidentales, mais bien plus souvent une quotidienneté tranquille où les rituels s’insèrent sans rupture dans tous les actes de la vie collective ou individuelle. Les cultes sont orientés par l’accomplissement des rites relatifs à la subsistance même, cueillette, chasse, pêche, élevage, agriculture, au maintien de l’équilibre du groupe et au déroulement de la vie de l’individu, naissance, passage, mariage et mort. De la discrétion totale de certains cultes familiaux dont l’accomplissement peut souvent échapper à l’observation de l’étranger, non par goût ou volonté de secret, mais parce que la simplicité des gestes tranche peu sur celle des autres actes, aux grandes cérémonies qui rassemblent tout un peuple dans l’accomplissement des rites de renouvellement ou de purification de la société, la religion n’est pas un mode séparé d’existence. Si la relation établie avec les dieux implique un certain mode de dépendance, elle entraîne une nécessaire réciprocité dont l’objet est d’alimenter, contenir et garder son efficacité à l’énergie qui anime l’univers. Au cours de ces cérémonies, le sacrifice sanglant est presque toujours le moment le plus important, et le sang de la victime offert aux dieux, ainsi que certaines parties de l’animal, leur permet de communier en quelque sorte avec les hommes, qui consomment les viandes en banquets rituels où chacun reçoit une part précise, correspondant à son âge et à sa place dans les différentes hiérarchies de la société. C’est par cette nourriture du sacrifice que les hommes accroissent leur force vitale, en même temps qu’ils restituent ce qu’ils en ont reçu des dieux.4. Sociétés initiatiquesLa religion cependant n’est pas uniquement accomplissement des rituels; elle est aussi représentation et connaissance active. Sans doute les prêtres sont-ils ceux qui sont censés atteindre au mieux cette connaissance, mais tout homme y participe à un certain degré. Il y a une progression de la pratique des rites les plus extérieurs, liée aux représentations populaires, à la connaissance profonde à laquelle certains seulement peuvent atteindre au terme d’une longue initiation qui peut s’étendre à la vie entière.Classes d’âgesSans doute l’initiation est-elle d’abord un mode d’intégration à un groupe social et, la plupart du temps, elle coïncide avec les âges de la vie, notamment avec les passages de l’enfance à l’âge adulte. C’est un processus de socialisation des jeunes, qui peuvent, rassemblés en classes d’âges, passer un temps plus ou moins long, en dehors du village, à recevoir l’éducation que tout homme du groupe doit avoir. La circoncision des garçons, l’excision des filles marquent un changement de la personne même, et l’achèvement des rites de passage est le signe d’une véritable mort et résurrection que symbolisent les mutilations corporelles et les changements de nom. Ces premières initiations, où garçons et filles sont strictement séparés, ouvrent parfois l’accès à ce qu’on a appelé les sociétés secrètes, qui sont plutôt des confréries plus ou moins fermées, attachées généralement à un culte particulier et remplissant des fonctions précises pour le compte de la société. Chez les Bambara, le komo assure l’ordre et le maintien d’une certaine morale sociale et ses cérémonies groupent tous les circoncis du village sous la direction d’un forgeron, le komotigi , maître du sanctuaire et gardien du masque qui est le réceptacle des forces qui animent le groupe. Le komo règle la vie du village comme gardien des traditions et conservateur des mythes. Mais c’est surtout dans les régions de forêt que les sociétés secrètes sont nombreuses: leurs manifestations se font sous le couvert de masques et de vêtements véhiculant les forces de l’univers invisible. Les ancêtres et les esprits apparaissent ainsi et le vrombissement des rhombes est leur propre voix. En pays yoruba, ce sont les esprits des morts qui animent la société oro; chez les Ibo, les membres du Mmo agissent sous l’impulsion des forces de la terre et des ancêtres; au Gabon, l’initiation au bwiti doit permettre de dégager les neuf corps de chaque individu qui correspondent aux neuf sphères de l’univers. Certaines de ces associations regroupent tous les hommes de la société, à des stades différents d’initiation, d’autres sont plus sélectives.Extension des sociétés secrètesUn certain nombre d’associations ont perdu de leur caractère sacré et sont devenues des groupes de pression politique, économique ou sociale. Enfin ces groupements ne sont pas toujours restés spécifiques et dans de nombreux cas les associations secrètes sont passées d’un peuple à l’autre: c’est le cas notamment du poro en Guinée et en Sierra Leone, que l’on retrouve en particulier chez les Mendé, les Guerzé, les Toma.Sans doute, avec les associations secrètes, déborde-t-on rapidement sur l’ensemble des organisations sociales et politiques, et ce n’est pas l’effet du hasard si des mouvements contemporains comme celui des Mau-Mau, en lutte contre la colonisation anglaise au Kenya, en ont repris les formes. Véhiculant de nouvelles idéologies et poursuivant d’autres buts, ils utilisent des formes classiques d’adhésion, d’apprentissage et de contrôle.Une image de l’hommeIl faudrait également, avant d’aborder les formes religieuses empruntées à l’extérieur, mentionner au moins les relations étroites que la religion entretient avec la magie, mais là encore ce n’est pas un privilège de l’Afrique. Il convient cependant, puisque magie et sorcellerie atteignent l’individu, de noter à quel point toute étude de la religion resterait incomplète si elle n’abordait le problème de la notion de personne qui est au centre même des conceptions de l’univers forgées par les sociétés. Représentation fondée sur l’observation de l’environnement naturel et des relations que l’homme entretient avec lui, cette notion est peut-être l’aboutissement en même temps que le reflet de toutes les autres croyances qui y renvoient ou bien en découlent. Il n’est pas indifférent que les grands moments de l’histoire aient entraîné des conceptions différentes de l’être humain et de sa nature propre, de sa constitution, changements qu’expriment, si l’on y regarde d’un peu près, les religions que les hommes et les sociétés ont façonnées à leur image.5. L’islam noirBien que l’islam soit une religion importée, il est nécessaire d’aborder ici son introduction, sa diffusion et ses modifications, dans la mesure où il a marqué de nombreuses civilisations qui en furent transformées, en même temps qu’elles l’adaptaient à leur propre nécessité. En outre, d’importants moments de l’histoire politique d’Afrique noire sont étroitement liés à l’islam, qui a servi d’idéologie de combat à de nombreux conquérants et réformateurs noirs. Actuellement, on estime à plus de trente millions le nombre des musulmans négro-africains, dont la majorité se trouve en Afrique soudanienne, cette portion du continent qui, de l’Atlantique au Nil, est limitée au nord par le désert et au sud par la forêt; on rencontre aussi des groupements de moindre importance le long de la côte orientale et dans les grandes villes de l’Ouest.Conquêtes marocaines dans l’Ouest africain (XIe-XVIe s.)La pénétration s’est faite lentement dès la fin du VIIIe siècle, mais c’est surtout à partir du XIe siècle que l’islam a commencé à jouer un rôle dans l’histoire des sociétés et des formations politiques africaines.À l’ouest, les Almoravides, disciples berbères d’Ibn Yacin, partent à la conquête du premier grand empire noir connu, le Ghana, qu’ils détruisent, convertissant ses populations Sarakolé, Toucouleur et Soninké. Sur les ruines de cet empire se constitue l’empire du Mali qui couvre une partie de la vallée du haut Niger et dont un souverain, Kankan Musa, fait au XIVe siècle un pèlerinage fastueux à La Mecque. Attaqué de toutes parts et notamment par les Mossi et les Bambara que l’islam n’avait pas atteints, le Mali s’effondre peu à peu, laissant la place à l’empire des Songhaï qu’il avait soumis au XIIIe siècle. Le véritable fondateur de l’empire songhaï est Sonni Ali (1464-1492), défenseur des formes africaines de religion et considéré comme un grand roi-magicien. Un de ses successeurs, l’Askia Mohammed, fait un grand pèlerinage à La Mecque dont il revient chargé par le calife d’Égypte de le représenter dans toute l’Afrique occidentale: de cette époque, le début du XVIe siècle, date la renommée de la ville de Tombouctou. Cependant l’empire songhaï, après avoir étendu son influence jusqu’au nord du Dahomey, se heurte aux Mossi, tandis que les Bambara réduisaient encore les vestiges de l’empire du Mali. Les successeurs de l’Askia Mohammed en lutte les uns contre les autres affaiblissent un peu plus la puissance du Songhaï à l’assaut duquel le sultan de Marrakech, désireux de s’approprier les richesses de «l’empire de l’or», envoie une colonne de trois mille Marocains et Espagnols commandés par le pacha Djouder. Les Marocains, armés de mousquets, encore inconnus dans cette région, écrasent en 1591 l’armée songhaï à la bataille de Tondibi. À la faveur des désordres qui suivent cette conquête, les peuples «infidèles» se dégagent des tutelles des souverains musulmans, réduisant considérablement l’influence de l’islam.La guerre sainte des Peul et des Toucouleur (XVIIIe-XIXe s.)Les conquêtes musulmanes recommenceront seulement au XVIIIe siècle. Dans le Fouta-Toro, les Toucouleur, liés aux confréries Qadriya et Tidjaniya du Maghreb et de Mauritanie, propagent activement la religion et convertissent les Wolof du Sénégal. Leurs voisins, les Peul, fondent à leur tour une confédération religieuse dans le Fouta-Djalon, et leur royaume du Macina échappe à la domination bambara. En pays hausa où l’islam avait pénétré depuis le XIe siècle, mais surtout au XIVe siècle sous l’influence de pieux voyageurs venus du Mali, la pratique religieuse était limitée aux grandes villes, et les souverains eux-mêmes, bien que convertis pour la plupart, assumaient toujours les fonctions sacrées traditionnelles. Prenant prétexte de ces perversions de l’islam, et accusant les souverains hausa d’impiété, un lettré musulman, le Peul Usman dan Fodio, précepteur du fils du roi du Gobir (au sud de l’Aïr), organise le regroupement des vrais fidèles, et son conflit avec le souverain se transforme en guerre sainte, djihad, contre les païens, dressant tous les Peul, souvent alliés à des paysans hausa, contre les dynasties et l’aristocratie hausa. Présentée bien souvent par les historiens comme une guerre de religion, ce djihad semble, en réalité, beaucoup plus la révolte d’une classe de commerçants lettrés peuls, s’appuyant sur les couches les plus défavorisées, paysans hausa et bergers peul, pour abattre le pouvoir contraignant des anciens «féodaux». Sous la direction de Mohammed Bello et d’Abdullahi, respectivement fils et frère d’Usman dan Fodio, les Peul réussissent au début du XIXe siècle à mettre sous leur domination un vaste ensemble couvrant tout le nord des actuels États du Nigeria et du Cameroun: Sokoto, capitale politique et spirituelle de cet ensemble disparate, devenait le siège du Sarki’n musulmi, du Commandeur des croyants.Cet espace politique ne gardera pas longtemps son unité, mais l’islam aura étendu et approfondi son influence pour devenir progressivement une sorte de religion d’État dans toute cette zone. Au Fouta-Djalon, un marabout toucouleur fondait à son retour de La Mecque une section de la confrérie Tidjaniya et, lançant à son tour la guerre sainte, prenait la capitale bambara de Nyoro. Poursuivant ses conquêtes vers le Sénégal, Hadj Omar Tall se heurte à la présence européenne en la personne de Faidherbe et tourne à nouveau ses ambitions vers l’empire peul du Macina. Le djihad se transforme alors en une lutte sévère entre la secte Qadriya à laquelle appartiennent les Peul et les tidjanistes qui suivent El Hadj Omar. Dernier conquérant utilisant l’islam dans cette région, alors que s’étend l’emprise européenne sur l’Afrique, Samori Touré tente de s’installer sur le haut Niger; pourchassé par les Européens, il s’enfonce de plus en plus à l’intérieur jusqu’à la Volta. Sa capture en 1898 marque la fin des conquêtes militaires de l’islam qui va dès lors poursuivre et même accélérer sa conquête pacifique.Autour du lac Tchad et sur la côte orientale (Xe-XIXe s.)De l’autre côté du continent, l’islam s’est infiltré par la route des caravanes transsahariennes qui joignaient Tripoli au lac Tchad en passant par le Fezzan. Au XIe siècle, un souverain du Kanem (nord-est du Tchad) se convertit. Au XIVe siècle, ses successeurs sont chassés et fondent, au sud-ouest du lac, le royaume du Bornu qui devient le centre de diffusion de l’islam pour cette région. Pénétrant aussi par la vallée du Nil, l’islam venu d’Égypte est longtemps arrêté sur ce chemin par l’existence des royaumes chrétiens de Nubie. À partir du XIVe siècle, ces barrières tombent peu à peu, et deux siècles plus tard l’Éthiopie copte demeurera le seul bastion chrétien au sud du Sahara. Simultanément s’organisent les royaumes musulmans du Wadaï, du Darfur et du Kordofan, en même temps que les tribus arabes parviennent jusqu’au lac Tchad. Au XIXe siècle, l’Égypte entreprend la conquête du Soudan, entraînant de nombreux envoyés des confréries musulmanes traditionnelles. C’est alors qu’apparaissent, venus de Libye, des sectateurs de la nouvelle confrérie des Sénoussistes prônant un retour à la pureté initiale de l’islam et à la vie contemplative. Face à la conquête égyptienne se dresse le mahdisme de Mohammed Ahmed ben Abdallah: véritable idéologie prénationaliste, il rejette les transformations et les influences étrangères, et apparaît comme une sorte de prophétisme millénariste dont on trouvera des équivalents dans certains mouvements syncrétistes d’origine chrétienne qui ont joué un rôle dans la lutte anticoloniale.Enfin, sur la côte de l’océan Indien, l’islam a fait son apparition vers le Xe siècle, importé par les navigateurs arabes au nord et par les Perses au sud. Il en résulta un peuplement côtier, aux origines diverses, d’où sortirent le peuple et la langue swahili, dans laquelle se mêlent les influences arabes et bantoues. Cependant cette influence resta limitée jusqu’au XVIIIe siècle lorsque, profitant de l’effritement du pouvoir portugais, le sultan de Mascate conquit la plus grande partie de la côte et fixa sa capitale à Zanzibar. Ouvrant des routes commerciales pour les esclaves, ainsi que pour l’ivoire et le cuivre (vers le lac Victoria et du lac Tanganyika jusqu’au Congo), les commerçants musulmans se sont installés sur leur trajet, provoquant un certain nombre de conversions, notamment chez les souverains, mais n’atteignant pas les populations bantoues de l’intérieur.Pratiques magiques et orthodoxieL’islam n’a pas pénétré régulièrement l’Afrique et a subi de nombreuses périodes d’extension et de récession. Son développement a longtemps été lié à celui des empires et des formations politiques qui l’utilisèrent surtout comme élément d’unification plaqué sur les diversités ethniques, sociales et religieuses, les atténuant sans parvenir à les supprimer. La chute des empires faisait reculer l’islam qui demeurait sous quelques aspects: présence de mosquées, éléments de morale juridique, formes d’administration politique, etc. Là où la religion était suffisamment implantée pour ne pas ressentir le contrecoup des fortunes de l’histoire, elle n’était pas sans subir d’importantes transformations qui l’éloignaient peu à peu de ses formes initiales. Sans doute les villes commerçantes du Sahel, en contact avec les foyers d’expansion de l’islam, et où les conditions d’existence n’étaient pas sans parenté avec celles de l’Arabie, gardaient-elles une plus grande exigence d’orthodoxie en même temps que s’y développait une véritable culture islamique. Mais pour les sociétés paysannes qui forment la majorité du monde noir, les cultes anciens n’ont pas disparu et génies et ancêtres n’ont pas été chassés par la nouvelle foi qui s’en est accommodée. Il est certain que le marabout musulman était investi de pouvoirs comparables à ceux du prêtre animiste et que ses pratiques magiques, l’usage qu’il faisait de la divination et bien souvent sa connaissance très superficielle du Coran pouvaient justifier les accusations d’hérésie que les réformateurs et les conquérants lançaient contre lui. Usman dan Fodio au début de son ouvrage Nour el-Eubab (paru à Alger en 1898) fulminait contre «ces infidèles qui se disent musulmans... vénèrent les arbres, les honorent par des sacrifices... prétendent connaître les choses cachées au moyen de la divination par le sable et des tableaux cabalistiques ou par la position des astres, l’évocation des génies... ceux qui, après avoir écrit les saints noms de Dieu ou les passages du Coran, les effacent avec de l’eau qu’ils recueillent...». Dans ce texte écrit à l’aube du XIXe siècle, on reconnaîtra des pratiques extrêmement courantes dans les milieux populaires musulmans d’Afrique noire aujourd’hui.Marabouts et confrériesL’islam noir est marqué par l’importance du « maraboutisme » et des confréries. Les fidèles se réunissent et vivent autour d’un personnage savant et saint qui les instruit et maintient une collectivité pieuse de subsistance. Les confréries ont joué un rôle comparable à celui des sociétés initiatiques traditionnelles. Outre les mouvements classiques de l’islam, Qadriya (née en Irak au XIe siècle), Tidjaniya (fondée au XVIIIe siècle en Afrique du Nord) et la Senoussiya (partie de Libye à la même époque), des sectes typiquement négro-africaines, liées à l’origine avec les grandes confréries, ont donné un visage original à l’islam noir.Au Sénégal, Amadu Bamba fonde une secte dissidente de la Qadriya, les Mourides. Organisée sur une base collectiviste, la société, fondée sur le travail agricole, est entièrement dirigée par les marabouts qui assument la responsabilité de sa vie matérielle et spirituelle. Ils disposent de tous les fruits du travail dont ils assurent, d’une part, la distribution aux fidèles, d’autre part, l’investissement en achat de terrains et constructions diverses. Ce sont les Mourides qui, au Sénégal, ont développé la culture de l’arachide dont ils restent les principaux producteurs, jouant ainsi un rôle important dans la vie d’un pays dont l’économie est fondée sur cette culture.En réaction contre le conformisme politique des marabouts, trop souvent soutenus, après quelques hésitations, par l’administration coloniale, d’autres confréries sont nées luttant plus directement contre les formes sociales et politiques entraînées par la colonisation. Certaines de ces sectes ont même poursuivi leur résistance au modernisme après l’indépendance. Ainsi le hamallisme, issu de la confrérie tidjaniya, qui s’est répandu au Niger, au Mali et au Sénégal. Son fondateur, Cheik Hamallah, menait à Nyoro (250 km au nord-ouest de Bamako) une vie exemplaire, pratiquant l’extase et attirant à lui un grand nombre de fidèles, guerriers que la colonisation laissait sans emploi dans une région économiquement déshéritée. Après une véritable guerre mettant aux prises, en 1940, hamallistes et sectateurs des autres confréries, le cheik Hamallah fut déporté en France où il mourut en 1942. Ces sectes visent à dégager l’islam négro-africain de sa dépendance à l’égard du monde arabe et sont parfois véritablement schismatiques. Alors que les musulmans font leurs prières à La Mecque, les hamallistes prient dans la direction de Nyoro, et le fondateur prend bien souvent la place même du prophète et peut-être de Dieu, devenant l’objet d’une dévotion comparable à celle qu’entraîne le héros fondateur dans les religions traditionnelles.Dans les croyances populaires, le marabout est investi de pouvoirs surnaturels et sa pratique du Livre, dans des civilisations où l’écriture a été apportée par l’islam, en fait le dépositaire d’une puissance sacrée. Le saint musulman, le pèlerin de La Mecque, apportent à l’ensemble des croyances traditionnelles un élément supplémentaire qui est intégré à de nombreux cultes. Les esprits et les génies se mêlent aux djinns de la tradition islamique, et les congrégations de possédés ont depuis longtemps élargi leur panthéon où sont entrés des génies musulmans. La Mecque même est devenue une sorte de ville mythique où séjournent les esprits. C’est ainsi qu’en 1927 un pèlerin revenu de La Mecque a rapporté au Niger une nouvelle famille de divinités de la possession, les hawka, dieux-fous, liés à la violence; entre autres, forces de la colonisation personnifiées par le génie «locomotive», le génie «gouverneur», ou le génie «caporal de garde».Mais le nombre de plus en plus grand des pèlerinages à La Mecque, la fréquentation des universités arabes, le développement des écoles mederseh en Afrique noire, tendent à donner à l’islam un aspect de plus en plus dégagé des croyances et des pratiques hétérodoxes cependant que reste posé en des termes parfois contradictoires le problème de la relation entre la religion et les formes de la vie politique et sociale.6. Influence du christianisme et religions syncrétiquesAprès diverses tentatives sans lendemain, telles que la conversion du roi du Congo en 1491 par les Portugais, le baptême d’un prince de la Côte-d’Ivoire emmené à Versailles et parrainé par Louis XIV ou les tentatives de missionnaires allemands pour évangéliser les Hottentots, le christianisme n’avait pratiquement pas réussi à s’implanter sérieusement jusqu’au début du XIXe siècle. De nombreux missionnaires pénétrèrent alors de tous côtés le continent, en même temps que les voyageurs envoyés par les différentes nations européennes pour explorer les possibilités commerciales de l’Afrique. Catholiques et protestants, Anglais, Allemands, Suisses, Français, Hollandais, rivalisaient d’ardeur, s’appuyant sur la lutte contre l’esclavage et finalement préludant aux courses coloniales qui jetèrent les nations européennes à la conquête de l’Afrique. À la suite des destructurations sociales et politiques entraînées par la colonisation, en même temps que de l’incompréhension et du mépris marqué à l’égard des religions et des croyances purement africaines, le christianisme, comme l’islam, proposait un mode de regroupement possible; mais l’obstacle de clergés importants et étrangers imposant des cultes dont les personnages sacrés étaient tous extérieurs à l’Afrique entraîna la constitution progressive d’Églises indépendantes, sectes africaines principalement issues des missions protestantes, puis la naissance de mouvements prophétiques et de cultes syncrétiques où se mêlent intimement les éléments africains du rituel et de la croyance aux liturgies et aux enseignements chrétiens.À Johannesburg, le racisme provoquait dès 1882 la naissance d’une Église indépendante, l’«Église éthiopienne ». Cette Église et celles qui suivirent, bien que réagissant à l’hégémonie blanche, restent assez proches du protestantisme et du christianisme auxquels elles demeurent explicitement attachées. Il n’en est pas de même des mouvements prophétiques qui se sont développés depuis le début du siècle et ont joué un très grand rôle dans les mouvements de lutte pour l’indépendance. Ceux-ci se sont constitués à partir de la révélation d’un message de Dieu à un prophète, chargé de purifier ses semblables, et qui, luttant contre l’«idolâtrie», la «sorcellerie» et les maladies, développe généralement une organisation plus ou moins communautaire où les confessions publiques, les exorcismes et les baptêmes purificateurs prennent une grande place. Les adeptes des nouveaux cultes, possédés par les démons sources de tous les maux, sont délivrés par le prophète-guérisseur inspiré de Dieu ou du Saint-Esprit. C’est ainsi qu’au Liberia William Harris, emprisonné en 1910 à la suite d’une révolte du peuple Grebo contre la domination des anciens esclaves afro-américains, est visité par l’angle Gabriel et reçoit le Saint-Esprit. Vers 1914, il part en basse Côte-d’Ivoire et entre en lutte contre les «fétiches» d’une société obsédée par la magie et la sorcellerie et dont la pénétration européenne avait accéléré la décomposition. À sa suite, d’autres prophètes continuèrent à prêcher et à opérer des guérisons dans le cadre de ce qui était devenu le harrisme. Après la Seconde Guerre mondiale, Marie Lalou lance le mouvement Deyma où Jésus et Houphouët-Boigny, président de la république de Côte-d’Ivoire, figurent au nombre des divinités.Au Congo belge, Simon Kibangou est pris comme sauveur et ses adeptes attendent de lui qu’il réalise l’unité des Noirs. C’est dès lors une profonde revendication nationaliste qui s’exprime par la voie religieuse, seule autorisée par la contrainte coloniale. Au Congo français, André Matswa fonde une association de «lettrés» et, lorsqu’il meurt en prison en 1942, ses fidèles continuent à attendre son retour. Matswanisme et kibanguisme tendent à se confondre dans une immense réaction contre l’oppression administrative et religieuse des Blancs en même temps que dans une tentative pour retrouver une certaine unité idéologique au-delà des parcellisations ethniques entretenues par la colonisation qui a détruit une part des fondements socio-politiques des cultures locales.
Encyclopédie Universelle. 2012.